3.
— Surtout, rappela le scribe de la Tombe à sa servante Niout la Vigoureuse, ne passe pas ton maudit balai dans ma bibliothèque ! J’y ferai le ménage moi-même.
La jeune fille se contenta de hausser les épaules. Chaque matin, c’était le même sermon.
Âgé de soixante-deux ans, plus bougon qu’un vieux bouquetin solitaire, Kenhir avait une allure pataude et la corpulence d’un scribe occupant une fonction importante, mais aussi des yeux malins et vifs auxquels rien n’échappait.
Grâce à une tisane de mandragore, Kenhir avait vaincu l’insomnie qui l’accablait depuis la mort de Ramsès le Grand. Il savait que, durant cette période transitoire, la petite communauté était en danger et qu’elle ne survivrait pas à la décision d’un pharaon hostile à son mode de vie, mais il continuait cependant à remplir sa fonction comme si elle devait durer éternellement.
D’une importance capitale, l’approvisionnement en eau de la confrérie était assuré de deux manières : d’un côté par le puits très profond creusé à une soixantaine de mètres au nord-est du temple d’Hathor, de l’autre par les incessantes livraisons des âniers. Le puits était une sorte de chef-d’œuvre, avec ses parois verticales, taillées à angle droit, ses dalles de calcaire et ses superbes escaliers qui permettaient aux ritualistes d’aller puiser de l’eau pour les cérémonies, mais il ne suffisait pas aux usages domestiques, d’autant plus que l’hygiène était l’une des préoccupations majeures du village. C’est pourquoi le scribe de la Tombe attendait chaque matin, non sans impatience, l’arrivée des porteurs d’eau dont les lourdes jarres permettraient de remplir les énormes amphores de terre rose cuites de façon homogène, recouvertes d’une glaçure jaune pâle ou rouge foncé, et disposées dans les ruelles du village, à l’abri de renfoncements, afin que la fraîcheur du précieux liquide fût préservée. Certaines de ces amphores étaient inscrites au nom d’Amenhotep Ier, de Thoutmosis III ou de la reine pharaon Hatchepsout, et elles rappelaient que les souverains se souciaient du bien-être des habitants de la Place de Vérité.
Le règlement était strict : les porteurs déversaient l’eau pure, plusieurs fois par jour, dans deux réservoirs, l’un au nord du village, l’autre au sud. Les villageois venaient la puiser avec des jarres afin de remplir les amphores de l’intérieur dont ils utilisaient le contenu pour boire, se laver ou faire la cuisine. Nulle pénurie depuis la création de la confrérie, mais au contraire une surabondance très appréciée par la petite communauté vivant dans une zone désertique.
Nommé par le vizir avec l’approbation du pharaon, le scribe de la Tombe était surchargé de travail. À lui de veiller sur la prospérité du village, de préserver une bonne entente entre les deux chefs d’équipe, de payer le personnel, de tenir le Journal de la Tombe sur lequel il notait soigneusement les absences et leurs motifs, de recevoir le matériel nécessaire aux travaux et de le distribuer, et de poursuivre le Grand Œuvre commencé par ses prédécesseurs. Un labeur effrayant qui n’empêchait pas Kenhir de se livrer à sa distraction favorite : l’écriture.
Fils adoptif de l’illustre Ramosé élevé à la dignité rarissime de « scribe de Maât » avant son décès, Kenhir avait hérité de sa belle maison, de son bureau et surtout de sa riche bibliothèque où figuraient tous les grands auteurs dont il avait recopié les œuvres, de son écriture ingrate et presque illisible. Amateur de poésie épique, il avait composé une nouvelle version de la Bataille de Kadesh qui avait raconté la victoire de Ramsès sur les Hittites et le triomphe de la lumière sur les ténèbres ; il s’était attaqué ensuite à une reconstitution romanesque de la prestigieuse dix-huitième dynastie. Dès qu’il serait enfin à la retraite, Kenhir se consacrerait à la rédaction définitive d’une « Clé des songes », fruit d’une recherche de longue haleine.
— Un artisan vous demande, l’avertit Niout la Vigoureuse.
— Tu ne vois pas que je suis occupé ? Quand pourrai-je être tranquille, dans ce village !
— Vous voulez le voir ou non ?
— Qu’il vienne, bougonna Kenhir.
Ipouy l’Examinateur, un sculpteur de l’équipe de droite, était plutôt fluet et nerveux mais d’une habileté remarquable. Il savait apprivoiser la roche la plus rétive et ne rechignait jamais devant un problème difficile.
— Un ennui ?
— Un mauvais rêve, avoua Ipouy. J’ai besoin de vous consulter.
— Raconte.
— D’abord, le dieu bélier Khnoum m’est apparu et il m’a dit : « Mes bras te protègent, je te confie les pierres nées du ventre des montagnes pour construire des temples. » C’était plutôt effrayant...
— Détrompe-toi, c’est un excellent présage. En Khnoum s’incarne l’énergie de la création qui bâtit les hommes et donne aux artisans la capacité de dompter sa puissance. Ensuite ?
— Ensuite... C’est plus délicat.
— Je n’ai pas de temps à perdre, Ipouy. Ou bien tu parles, ou bien tu t’en vas.
L’artisan semblait très gêné.
— J’ai rêvé que je faisais l’amour avec une femme... qui n’était pas ma femme.
— Très mauvais ! Une seule solution : plonge-toi dans l’eau fraîche d’un canal, au petit matin, et tu seras de nouveau en paix. Mais dis-moi... Pourquoi es-tu resté au village au lieu d’aller travailler dans la Vallée des Rois avec le reste de l’équipe ?
— J’ai porté des offrandes à la tombe de mon père, et mon épouse est malade.
Kenhir nota les deux motifs, considérés comme valables, sur le Journal de la Tombe. Ipouy ne méritait pas la terrible appellation de « paresseux » qui aurait entraîné de graves sanctions. Le scribe de la Tombe vérifierait néanmoins ses dires, car il n’avait plus confiance en personne depuis qu’un artisan avait donné comme raison de son absence le décès de sa tante... morte pour la seconde fois.
À peine le sculpteur était-il sorti de la salle à colonnes qui servait de bureau à Kenhir qu’y pénétrait Didia le charpentier, un homme de grande taille aux gestes lents.
— Le chef d’équipe m’a confié un travail à l’atelier, expliqua-t-il, et il m’a demandé de vous rappeler que les salaires devaient être versés demain matin.
Le versement des salaires... Il revenait tous les vingt-huit jours, inexorable ! Le scribe de la Tombe et les deux chefs d’équipe recevaient chacun cinq sacs d’épeautre et deux sacs d’orge, tandis que chaque artisan avait droit à quatre sacs d’épeautre et un d’orge. S’y ajoutaient de la viande, des vêtements et des sandales. Tous les dix jours, Kenhir veillait sur la distribution d’huile, d’onguents et de parfums ; et quotidiennement, chaque villageois était gratifié de cinq kilos de pain et de gâteaux, de trois cents grammes de poisson, de plusieurs sortes de légumes et de fruits, de lait et de bière. Les surplus leur permettaient de faire du troc au marché.
— Est-il nécessaire de me rappeler mes devoirs, Didia ?
— Cette période est angoissante, et beaucoup se demandent si les livraisons habituelles seront assurées.
— Si tel n’était pas le cas, je serais le premier à vous prévenir ! Demain, les salaires seront versés comme d’habitude, et il ne manquera pas une seule poignée de grains !
Réconforté, le charpentier se retira.
Kenhir ne pouvait pas lui avouer qu’il partageait ses craintes. Si le nouveau pharaon, qui n’était jamais venu au village, cédait à certaines pressions, les approvisionnements cesseraient. Restaient les silos appartenant à la confrérie et qui lui permettraient de survivre quelque temps, mais avec quel avenir ?
Râleur impénitent, le scribe de la Tombe se plaignait de ses conditions de travail, il évoquait souvent la brillante carrière qu’il aurait dû mener à Thèbes, mais il aimait le village plus que sa propre vie. Sans cesser de se plaindre de tout et de tout le monde, il savait qu’il y finirait ses jours comme son prédécesseur et père adoptif, parce que la Place de Vérité lui apparaissait comme le cœur de l’Égypte, le lieu où de simples hommes, avec leurs qualités et leurs défauts, accomplissaient chaque jour une œuvre extraordinaire au service du divin.
L’ennui, c’est qu’il fallait les faire cohabiter sans trop de heurts, et que tous les soucis retombaient sur lui, Kenhir !
— Le ménage est terminé, déclara Niout la Vigoureuse. Je prépare le déjeuner.
— Pas de concombres, je ne les digère pas. Et pas trop d’épices sur mon poisson.
Il aurait dû se débarrasser depuis longtemps de cette petite peste qui avait pris possession de sa demeure, mais elle travaillait de manière remarquable et, de plus, supportait avec une humeur inaltérable son mauvais caractère.
— Quelqu’un d’autre souhaite vous parler, dit la servante.
— Ça ne finira donc jamais ! Dis-lui de revenir plus tard.
— C’est grave et urgent, paraît-il.
— Entendu...
L’épouse de Paï le Bon Pain, un dessinateur de l’équipe de droite, se présenta devant le scribe de la Tombe. Elle avait l’air affolé.
« Encore une assommante histoire de couple », pensa Kenhir. « Il l’a trompée, elle veut porter plainte, et il faudra réunir le tribunal du village. »
— Le gardien de la porte a fait parvenir un message du chef de la sécurité... C’est épouvantable !
— Calmez-vous et donnez-m’en la teneur.
— Des soldats, devant le premier fortin... Ils veulent envahir le village !